P. Roman u.a. (Hrsg.) : Sauver les enfants, sauver l’Arménie

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Titel
Sauver les enfants, sauver l’Arménie. La contribution du pasteur Antony Krafft-Bonnard (1919-1945)


Herausgeber
Roman, Pascal; Nigolian, Sisvan
Erschienen
Lausanne 2020: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
207 p.
von
Jean-Pierre Bastian

La tragédie arménienne est aujourd’hui bien attestée ; elle prit la forme d’un génocide perpétré par les ottomans, dès les tueries protogénocidaires de 1894-1897, suivies de celles des années 1915 ; ce crime contre l’humanité a été reconnu, en 1987 par l’Union européenne, alors que le gouvernement turc actuel continue de le nier. D’où l’importance de la recherche historique autour des années 1915 à 1945 afin de suivre au plus près les victimes et les témoins de cette tragédie ainsi que les porteurs de l’exigence réparatrice. C’est en ce sens que la capacité d’indignation et de mobilisation menées par le pasteur vaudois Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) et sa femme Hélène Bonnard, pour secourir des enfants rescapés des massacres, est incontournable ; elle était jusqu’à présent restée confidentielle et non explorée. À l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, l’ouvrage coordonné par un descendant du pasteur et par un descendant des orphelins arméniens hébergés vient combler et nourrir le nécessaire travail de mémoire qui se révèle d’une tragique actualité au moment où les massacres et les exils de populations chrétiennes redoublent au Moyen-Orient. Structuré en trois parties, le récit à plusieurs voix intègre de manière originale la restitution des faits et la question de la transmission des valeurs qui ont contribué, au sein d’une même famille, à susciter l’action philanthropique, non seulement sur le front de l’assistance à personne en danger, mais aussi sur le plan de l’action diplomatique au plus haut niveau. Une première contribution de Vincent Duclert dresse le contexte international dan lequel se manifesta le pasteur Krafft-Bonnard. C’est celui du désintérêt des grandes puissances du moment pour la cause arménienne sacrifiée au nom d’une realpolitik, au contraire des petits pays, dont la Suisse, qui y trouvèrent un enjeu humanitaire de première importance. Le point culminant de l’abandon des Arméniens à leur triste sort fut le Traité de Lausanne (1923) et ses conséquences : les persécutions redoublées, l’expulsion des survivants, l’appropriation de leurs biens et la systématique éradication de leur présence millénaire par la puissance turque. Elle n’aura de cesse et provoquera la migration de milliers de survivants aussi bien au Moyen-Orient qu’en Europe et en Amérique. Tigrane Yégavian et Vahé Tachjian évoquent de manière sommaire deux aspects de ce mouvement migratoire vers la Suisse et la Grèce. Face à cette tragédie, se dresse en Suisse romande la figure du pasteur de l’Église libre vaudoise dont l’œuvre à hauteur d’homme reste emblématique de la capacité d’action qu’impulsent les convictions humanitaires. Sévane Harotounian rappelle combien, très tôt, dès les premiers massacres de 1896, s’élevèrent sa voix et son action. Elles n’auront de cesse, au point de se consacrer entièrement à cette tâche dès 1919 ; sa compassion le conduira à fonder le Foyer arménien de Begnins et son extension genevoise, le Foyer de Champel. De 1921 à 1933, 142 orphelins, garçons et filles furent accueillis à Begnins. Ils poursuivirent une formation secondaire, professionnelle et même supérieure pour certains, hébergés au Foyer de Champel à Genève jusqu’en 1944. Monique Richardot-Coulet et Pierre Coulet en dressent minutieusement la démarche. Ils soulignent la constante préoccupation d’offrir la meilleure éducation possible (école active) dans les contextes vaudois et genevois sans couper ces jeunes déracinés de leur histoire et de leur culture, religion comprise. Pour cela, l’éducation y fut donnée à la fois dans leur langue et en français. Pédagogue et « père » des enfants du foyer, le fondateur déploya d’intenses contacts par ses réseaux nationaux et internationaux afin d’obtenir les fonds nécessaires au soutien de l’œuvre ; il poursuivit en même temps un constant labeur d’information et de dénonciation du génocide, alors que rares étaient les voix se faisant entendre dans ce sens.

Afin d’en rendre compte, la contribution de Pascal Roman est centrale, car il analyse les écrits du pasteur au sujet de la question arménienne, soit 30 fascicules entre 1919 et 1944. Ils dévoilent une extrême sensibilité à la justice entre les peuples, un sens de l’accueil et une foi inébranlable. Ils révèlent aussi combien les grandes puissances étaient informées de la situation par des acteurs porteurs de conviction. Ils montrent aussi la capacité de réajustement de l’action selon l’évolution de la situation. Alors qu’au départ, il s’agissait de former des élites arméniennes à même de reconstruire une nation, après le traité de Lausanne et la fin de toute perspective d’avenir sur sol arménien historique, Krafft-Bonnard se tourna vers une pédagogie active visant l’épanouissement des jeunes et la thérapie face aux traumatismes endurés.

Une troisième partie s’intéresse à la fois au devenir des enfants accueillis (Sisvan Nigolian et Pascal Roman) et s’interroge sur la transmission de la démarche philanthrope au sein d’une même famille. À ce sujet, Patrick Cabanel éclaire la figure de la fille du pasteur, Catherine, et son action à l’école de Beauvallon, dans la Drôme, qui fut un refuge pour enfants juifs pourchassés durant la Seconde Guerre mondiale, ce qui lui a valu la médaille des Justes. En posant la question de « l’altruisme en héritage », il ouvre une intéressante discussion. Mais, plus qu’une transmission familiale, il s’agit, de mon point de vue, d’une transmission de valeurs humanistes par une minorité religieuse, un milieu spécifique qui est celui de l’Église libre vaudoise (1847-1966) à laquelle appartenaient de manière active les Krafft (Vevey), et les familles alliées, Bonnard (Nyon) et Verrey (Lausanne), emblématiques d’un réseau nourri de la pensée d’Alexandre Vinet. Leur conviction partait du principe que l’on ne naît pas chrétien, mais qu’on le devient par choix ; dès lors s’impose l’impératif catégorique de traduire sa foi dans la dimension caritative de l’action chrétienne et dans la fondation de multiples œuvres philanthropiques ; le Foyer arménien n’en fut qu’une parmi bien d’autres, soutenues en contexte vaudois par des acteurs issus d’une minorité dont il conviendrait d’introduire l’histoire, les valeurs et les réseaux, afin de mieux situer l’engagement des Krafft-Bonnard. En point final à l’ouvrage, Saskia von Overbeck Ottino aborde la question du traumatisme collectif/ethnique et de sa guérison ou tout au moins de sa rédemption transgénérationnelle ; elle souligne la logique réparatrice qui a dirigé l’action et montre l’actualité des modalités d’accueil mises en place au Foyer de Begnins. Toutes ces contributions, enrichies de photos et de copies de documents, font de ce livre une grande leçon d’humanisme et de fraternité, exemplaire à bien des égards.

Zitierweise:
Bastian, Jean-Pierre: Rezension zu: Roman, Pascal; Nigolian, Sisvan (dir.): Sauver les enfants, sauver l’Arménie. La contribution du pasteur Antony Krafft-Bonnard (1919-1945), Lausanne 2020. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 129, 2021, p. 214-215.